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Chapitre 1
Des lignes de codes à n’en plus finir. Voilà ce que je voyais depuis ce matin, depuis que j’avais ouvert les yeux.
Mon problème avait commencé hier soir, après une très longue agonie visuelle : je travaillais depuis 18 heures sur un nouveau projet, visant à bouleverser notre rapport au monde. Depuis des années, j’étais branché en permanence à une machine, qui répondait à ma place au besoin primaire de la faim. Quand mon ventre se manifestait, la machine alimentait mon cerveau en leptine et fournissait à mon organisme, tous les nutriments nécessaires à son bon fonctionnement. Pour la réaliser, j’étais parti de l’idée que les phénomènes les plus complexes de notre quotidien peuvent être représentés par un enchevêtrement d’éléments plus simples. Plusieurs simples forment un complexe. J’avais alors eu l’idée d’automatiser la résolution de tous ces problèmes simples avec le code informatique.
L’un de mes questionnements portait sur la fatigue. Notre décennie technologique avait favorisé les troubles du sommeil : plus personne ne pouvait dormir. J’étais l’un des rares seuls à n’avoir qu’une insomnie chronique ; les autres n’avaient plus cette chance. Dans la rue, je ne croisais plus que des cadavres éveillés, des hommes et des femmes qui, en l’absence de sommeil, semblaient bien loin d’être vivants. Un jour, une femme a surgi au croisement de la rue Sarin et de l’avenue Strychnine, pile devant mon lotissement. Elle arborait des cernes où était logée toute une famille d’affreuses sauterelles. Elle s’effondra comme beaucoup dans la rue, et elle fut évacuée quelques minutes plus tard par des agents de la Propreté Publique.
Deux jours avant ce matin, j’étais sorti avec ma machine coupe-faim dans mon sac à dos, à la recherche du soleil. Dans notre ville, il se faisait rare : les très hauts immeubles formaient des ombres colossales sur le sol, où l’herbe ne poussait plus, ni les arbres. Il fallait donc marcher en lisière de ville pour le trouver, et pour permettre à son corps de synthétiser de la vitamine D.
Arrivé à une espèce de place carrée que je n’avais jamais vue, je pris une rue parallèle où des valisiers proposaient leurs services. Métier apparu avec les maux contemporains, les valisiers travaillaient à rendre les cernes convenables, ou du moins, inhabitables par les autres animaux. A l’approche d’une de leur vitrine, je regardai avec intérêt ce qui me semblait être une avancée technologique sans pareille, je vis en effet qu’un d’entre eux proposait une étrange boîte grisâtre, où je pus lire sur le couvercle “Sommeil 3000”. Je ne connaissais pas ce produit, la publicité qui permettait dans la société d’avant, de faire la promotion d’un produit, avait complètement disparue de notre civilisation. De toute façon, les humains étaient bien trop fatigués pour retenir le nom d’un produit, pour aller se le procurer au vendeur local. Alors les commerciaux avaient trouvé une parade fonctionnelle : en exploitant les données personnelles des clients, ils envoyaient directement les produits à leur domicile.
Mais cette boîte-là me parut étrange. J’entrai donc dans la boutique et l’achetai pour quelques pièces. En sortant du valisier, je repris le chemin du soleil. Je sentais ma peau qui bougeait, elle n’avait pas connu la chaleur de l’astre depuis des mois. Comme les autres habitants, j’étais empêtré dans mon quotidien, qui ne me laissait peu de sorties possibles. La fatigue me tiraillait et dans notre monde, on ne dormait qu’une fois mort. Il se fit tard quand j’arrivais au soleil. Ma peau crépitait. Elle était si livide qu’elle rougit presque instantanément. Mais peu importe, la chaleur caressa mes os. Je profitai de ce moment pour ouvrir la boîte grisâtre.
Une sphère apparut devant moi, à mi hauteur environ, de la taille d’un poing humain. Elle tournait sur elle-même. En son centre, je vis une deuxième boule plus rouge, bordeaux, entourée de petits éclairs. Elle me semblait grandir. Au bout de quelques secondes, elle s’approcha de moi. Elle entra en moi. Je sentis les éclairs envahir tous mes neurones. La force de son cœur explosa dans mon corps. Bizarrement je me sentais bien. Vivant. Je vis mon père. J’avais l’impression de pouvoir sentir le sommeil quand je fermais les yeux. Je sentais le soleil chauffer mes paupières. Je restai encore quelques heures, avant de décider de repartir vers la boutique du valisier.
En quittant le soleil pour retourner dans l’ombre des immeubles, je pris le chemin de la place carrée. Quelque chose était différent là-bas. Je ne retrouvais pas le vendeur chez lequel je m’étais procuré le “sommeil 3000”. L’ordre des magasins avaient d’ailleurs changé : les quelques vitrines encore ouvertes présentaient des meubles de sommeil miniaturisés, des lits, des chevets. Étais-je resté trop longtemps au soleil ? Probablement. Je repris la route vers mon lotissement. Le soir venu, une sensation étrange m’envahit : l’envie de dormir. Elle qui avait disparu depuis des années, puisque personne n’arrivait à la soulager. Elle était comme une vieille histoire que l’on racontait aux enfants pour les effrayer. Mais ce soir, elle emplissait mon esprit. Je me couchais quelques minutes plus tard en tombant dans un sommeil profond.
Mon appartement possédait cette chance d’avoir une fenêtre ouverte entre deux immeubles. Cette disposition me permettait, de me lever avec un faible rayon de soleil entre mes deux yeux. Venais-je de passer une nuit entière de sommeil ? Le doute s’installa, mais au vu de ma force surnaturelle, il se dissipa rapidement. J’avais assez de force pour bousculer le monde.
Mais, il fallait d’abord retrouver la trace de cette boîte miraculeuse. Je sortis rapidement, en direction de la place. Les trottoirs étaient toujours envahis par les pauvres hommes et femmes, incapables de trouver le sommeil. Les cernes étaient toujours plus grands, toujours plus noirs, et à mesure que le temps avançait, les rues se clairsemaient.
Rien, il n’y avait plus rien sur la place. Aucun doute, j’avais rêvé hier, était-ce un effet secondaire de ma machine d’alimentation ? Improbable, j’y étais branché depuis des années, et c’était mes premières hallucinations. La place présentait une symétrie parfaite : carrée, les boutiques semblaient se regarder dans un miroir. Le soleil inondait le centre de la place, dans lequel la statue d’un canidé pointait le ciel. Sans explication sur les phénomènes d’hier, je choisis la plus simple : la disposition spéciale de cette place avait joué un tour de malice dans mon esprit.
Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, j’avais eu la chance de me réveiller reposé. En pleine possession de mes moyens, j’avais l’ambition de réfléchir à une solution pour réparer le sommeil. La veille, après avoir avalé la sphère, j’avais senti mon métabolisme cérébral se réduire, comme dans une phase de sommeil profond. Cligner des yeux permettait à mon organisme de se régénérer. J’imaginai alors, de la même façon que j’avais réalisé ma machine d’alimentation il y a quelques années, utiliser le code informatique pour permettre le sommeil. Évidemment, j’y avais déjà songé : dès que je mettais les pieds dehors, tous les fatigués me hurlaient au visage leur envie de dormir. Mais avant hier, jamais je n’avais connu une telle idée.
J’avais réalisé une première partie de ce projet, quand le sommeil m’assurait encore des temps de travail dans la journée. Comme tout le monde depuis des mois, la fatigue me tiraillait constamment, elle constituait l’intégralité de mes activités quotidiennes. Si je voyais dans la rue autant les visages déformés par les cernes, c’était que le mien en était le parfait reflet.
A l’époque, j’avais codé une machine permettant de ralentir le métabolisme cérébral. Chemin faisant, elle nourrissait le cerveau de mélatonine et aspirait le surplus de cortisol produit au cours des dernières heures. Après quelques tests peu concluants, j’en étais resté là, et faute au manque de repos, il m’était impossible d’y replonger.
A voir tous ces gens dehors, errants fatigués et apathiques, je compris ce qu’il manquait à la machine. Cette nuit, tandis que j’étais tranquillement affalé dans le salon du sommeil, j’ai vu une femme danser sur un rythme d’Ella Fitzgerald, à chaque pas de danse, elle me montrait à quel point elle était vivante. Sa chevelure blonde, longue jusqu’en bas du dos, virevoltait comme un oiseau. Puis le décor changea. J’étais avec mon père, nous étions devant le Kilimandjaro, prêts à commencer son ascension. Le soleil nous frappait brutalement mais mes yeux pleuraient de bonheur : j’avais tant imaginé ce voyage. En clignant des yeux, je me retrouvais avec un groupe d’aèdes, à réciter des poèmes épiques, accompagnés d’instruments à cordes. La nuit dernière, et pour la première fois depuis trop longtemps, j’avais rêvé.
Je n’avais pas pris en compte toutes les parties qui composent le sommeil. Où était la place des rêves dans mon modèle ? Hier, la sphère bordeaux me donna la clé : envoyer des rêves préexistants dans le corps des humains. Je me mis alors à fabriquer des images, des sensations, des odeurs, des couleurs ; je voulais que chacun puisse avoir accès aux parties enfouies de son esprit. Nos souvenirs étaient formés d’une multitude de petits éléments imbriqués les uns dans les autres. Une odeur nous rappelait un lieu, un lieu nous rappelait une personne, une personne nous rappelait une action. Il me suffisait d’envoyer quelques éléments déclencheurs à l’esprit, et le sommeil pouvait à nouveau exister.
Après avoir posé sur feuille mon idée, j’avais travaillé pendant environ 18 heures, pour aboutir à un prototype concluant, qui mélangeait mes anciennes et mes nouvelles découvertes. En l’essayant sur moi, je m’étais effondré dans les songes en un claquement de doigt. C’était ma deuxième nuit presque reposante…
Elle est bien ficelée ton histoire: elle a du suspense et elle est bien écrite (attention toutefois envahit et non envahissa). Il y a de jolies trouvailles aussi; tu as du talent. Cela représente une belle thématique , le sommeil, et j’ai beaucoup aimé tes descriptions de tous ces gens en mal de sommeil.
Il me tarde de savoir la suite.
Cela m’a rappelé un roman que j’ai bien aimé, mais il traite le sujet de manière très différente (tu es plus original à mon avis), c’est « La maison du sommeil » de Jonathan Coe. peut-être que tu connais.
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Merci pour ce retour ! J’avais effectivement déjà corrigé cette coquille, mais la correction n’était peut-être pas chargée sur ta page.
Merci pour le conseil de lecture, je ne connaissais pas du tout ce titre mais il a l’air très intéressant, je le garde en réserve !
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